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Oppressé, incapable de trouver le sommeil, Mark Sidzik se leva, traversa le séjour, ouvrit la baie vitrée et, négligeant de se couvrir de son peignoir, s’avança sur le balcon. Le vent sec et froid lui mordilla la peau. Il reconnut machinalement les fragments des constellations dévoilés par les déchirures subites des nuages : Capella, l’épaule gauche du Cocher, l’étoile polaire, à l’extrémité du timon du Petit Chariot, Véga en haut de la Lyre, le poudroiement lumineux de la Voie lactée... La contemplation des étoiles lui permettait d’habitude de renouer avec son passé paisible d’astrophysicien et de chasser les idées noires. Mais, en cette nuit de novembre, la carte escamotée du ciel ne réussit qu’à rendre palpable l’angoisse qui le rongeait.
En contrebas, quelques voitures filaient dans les rues, lucioles affairées et bruyantes. Les phares se reflétaient dans les vitrines mortes et ondoyaient sur le bitume humide. Des groupes de noctambules, chassés des restaurants, flânaient sur les trottoirs et croisaient les silhouettes fébriles des lève-tôt. Le regard de Mark échoua sur deux hommes qui sortaient de la porte cochère d’un immeuble de l’avenue d’Ivry. D’apparence bourgeoise, le bâtiment abritait un gigantesque tripot contrôlé par la famille Zeng. On y brassait chaque soir des sommes considérables. La passion du jeu agglutinant hommes d’affaires, – commerçants, employés et pauvres bougres autour des tables surmontées d’ampoules nues. Des Asiatiques pour la plupart, quelques Antillais, quelques Nord-Africains, quelques Français de souche. Mark s’y était rendu à trois reprises, la première fois pour changer le moteur de sa vieille Lada – gain : 3 000 euros –, la deuxième pour s’offrir un nouveau télescope perte : 2 500 euros –, la troisième enfin pour financer la réparation du toit de la maison de Joanna, sa grand-mère gain : 22 000 euros, une moitié pour le toit et l’autre pour le télescope.
L’angoisse, à nouveau. Une sensation d’oppression voisine de ses crises de claustrophobie, en moins aigu. Une semaine qu’il était rentré du Brésil, et Joanna n’avait toujours pas donné de nouvelles. Il lui avait téléphoné dès son arrivée à Roissy : personne. Il avait laissé un message sur son répondeur. Elle n’avait pas rappelé. Ni le premier jour, ni le deuxième. Il avait commencé à s’inquiéter. A quatre-vingts ans bien sonnés, Joanna s’absentait rarement de Paris, jamais en tout cas sans prévenir. Il avait joint Fred Cailloux à Boston, où la revue Sciences du XXe siècle l’avait expédié couvrir un colloque international sur les neurosciences, mais Fred n’avait pas vu Joanna avant son départ pour les Etats-Unis : « Je le regrette, crois-moi, elle m’avait touché deux mots de sa nouvelle tarte potiron-gingembre... »
Le soir du deuxième jour, n’y tenant plus, Mark s’était rendu au 23ter, passage des Cinq-Diamants, muni de son trousseau de clés. Il avait exploré de fond en comble le pavillon biscornu, craignant à tout moment de découvrir le corps inerte de sa grand-mère. Rien à signaler. Le capharnaum ordinaire dans le séjour, la cuisine, la chambre et l’échauguette transformée en minuscule bureau. A en juger par la poussière accumulée sur les meubles et les bibelots, elle était partie depuis un bon moment. Non que Joanna fût une forcenée du ménage, mais, telle que Mark la connaissait, elle aurait au moins nettoyé l’écran plasmique de son ordinateur.
Elle aurait dû lui laisser un message, un petit mot griffonné, un texte sur le PC à reconnaissance vocale qu’elle avait acheté six mois plutôt (avec quel argent d’ailleurs ? Il n’avait jamais su. Le poker, un Quinté Plus, un emprunt...) Une brève inspection de sa garde-robe et de ses valises ne lui en avait pas appris davantage. Personne, surtout pas elle, ne savait exactement ce que contenaient ses penderies et ses armoires. A la recherche d’un improbable indice, il avait fouillé la petite cour intérieure et le trottoir de la venelle pentue que bordait un mur extérieur à moitié recouvert par une vigne vierge. Il était revenu le lendemain matin pour interroger la boulangère, une grosse brune au débit aussi torrentueux que ses bourrelets : « Ça fait plus d’une semaine que j’l’ai pas vue, mon pauvre monsieur, elle ne m’a rien dit, j’sais vraiment pas où c’est qu’elle est... »
Prévenir les flics ? Ils avaient d’autres chats à fouetter que les mamies fugueuses.
Pourtant, quelque chose était arrivé à Joanna, Mark le sentait dans sa chair. II ne croyait pas un instant à la stupide « escapade amoureuse... » suggérée par Fred, encore moins à l’improbable « séjour touristique organisé par un quelconque club du troisième âge ». Elle détestait viscéralement les clubs du troisième âge, qu’elle surnommait les RMV, les réunions de morts-vivants, et qu’elle assimilait à un système d’euthanasie lente. Depuis soixante ans qu’elle vivait dans le culte de Samuel, son génie de mari assassiné à l’âge de trente-cinq ans, elle n’allait pas se prendre d’une passion subite pour un mort-vivant.
Les lumières dispersées de Paris formaient d’étranges constellations traversées par les étoiles filantes des phares, image fractale d’un pan de ciel échoué au pied de la tour. Frigorifié, Mark rentra dans l’appartement et ferma la baie vitrée. Après avoir enfilé son peignoir, il se rendit à la cuisine, remplit d’eau une casserole qu’il posa sur la plaque vitrocéramique. Puis il ouvrit le placard où se côtoyaient, parfaitement alignées, une vingtaine de boîtes de thé.
La sonnerie du téléphone, pourtant réglée au minimum, déchira le silence de l’appartement. Il ne lui fallut pas deux secondes pour traverser le séjour et décrocher.
« Joanna ?
— Sorry, fit une voix masculine et grasseyante qu’il reconnut instantanément. Toujours sans nouvelles ?
— Tu sais l’heure qu’il est ? gronda Mark.
— Quelque chose comme trois heures du mat’, répondit Fred. J’arrive à l’instant de Boston. Ton coup de fil m’a trotté dans la tête. »
Mark laissa passer quelques secondes, le temps de digérer sa déception.
« Je suis en train de me faire un thé. Tu peux passer si tu veux.
— T’as pas moins sinistre que du thé ?
— Il me reste un fond de Glen Morangie.
— Tu sais parler aux amis. »
Fred se présenta une demi-heure plus tard, aussi suant et essoufflé que s’il venait de courir un marathon.
« Ça devient du luxe, le taxi ! maugréa-t-il en se débarrassant de son vieil imperméable. Les chauffeurs râlent contre le projet d’installation des lignes automatiques, mais s’ils veulent conserver leur emploi, ils ont intérêt à revoir leurs tarifs à la baisse et à tirer un peu moins la gueule. »
Fred pestait, ahanait et transpirait quelle que fût la saison, quelle que fût l’heure. Sa chemise blanche était constellée de taches, son ventre distendu et flasque débordait de la ceinture de son pantalon de velours, et cela faisait plusieurs mois que les dents d’un peigne ne s’étaient pas aventurées dans ses cheveux roux. A part ça, il arborait toujours cette bouille ahurie et joviale qui lui donnait des faux airs de Harpo Marx mâtiné de Raimu. Il se rua sur le verre de whisky posé sur la table basse, en avala une bonne rasade, se laissa tomber sur le fauteuil chippendale et fixa le bout de ses chaussures aux semelles épaisses.
« Pas mal, mes nouvelles Timberland, non ? fit-il d’une voix lasse. Quarante dollars dans un outlet de Boston. Une affaire. Sinon, les neurologues sont toujours aussi chiants. Ils passent leur temps à enculer les mouches, une façon comme une autre d’avouer qu’ils n’avancent pas. Comment veux-tu faire un bon papier avec ça ? Dire que j’ai raté le PSG-Juve de la Superligue européenne pour ces conneries... »
Assis sur un siège japonais, Mark garda le silence, les lèvres trempées dans sa tasse de thé. La troisième depuis l’appel de Fred. Deux appliques d’angle diffusaient une lumière douce qui étirait les ombres de la table, des chaises et du divan. Un éclat de voix retentit quelque part, suivi d’un fracas de verre brisé : une nouvelle dispute entre les locataires du dessous, un couple de Laotiens qui se balançaient vacheries et vaisselle à toute heure du jour et de la nuit.
« J’ai réfléchi dans le taxi, reprit Fred. Je reste d’avis que Joanna s’est payé une petite fugue.
— Elle m’aurait appelé.
— Sauf si elle est avec un jules. »
Mark haussa les sourcils et lui lança un regard exaspéré.
« Il n’y a pas d’âge pour tomber amoureux, ajouta rapidement Fred. C’est même la première activité des maisons de retraite. Comme elle a toujours claironné que Samuel serait le seul homme de sa vie, elle a l’impression de le tromper et elle ne s’en vante pas.
— Je n’y crois pas une seconde », fit Mark, le regard sombre.
Fred se servit un nouveau verre de whisky et en vida la moitié avant de se renverser contre le dossier du fauteuil.
« Ta grand-mère et toi, vous vivez depuis trop longtemps en compagnie des fantômes, marmonna-t-il. La vie continue, bon Dieu ! Joanna a le droit de se payer un peu de bon temps. Même à quatre-vingts balais.
— Tout le monde n’a pas la même conception du bon temps.
— La mémoire, le culte des disparus, tout ça c’est bien joli, mais vous poursuivez des mirages. On vient d’entrer dans le XXIe siècle et le monde ne s’est pas écroulé. Carpe diem, bordel de merde ! »
Agacé, Mark observa Fred, ses yeux ronds et faussement naïfs, son nez écrasé, ses joues molles, sa gueule pathétique de gargouille d’où pouvaient à tout moment jaillir des paroles cinglantes. Il savait mieux que personne flairer les vérités cachées, s’insinuer dans les failles de ses interlocuteurs. Il n’épargnait que Joanna, « la grand-mère dont rêve tout homme, tu ne mesures pas ta chance, Mark », à qui il pardonnait tous les caprices.
« Nous sommes prisonniers du passé, murmura Mark. Personne n’échappe au temps psychologique. Pas même toi.
— Oh, moi je suis surtout prisonnier de mon physique, dit Fred avec un sourire amer. Les femmes n’en veulent qu’à mon corps. Un cœur bat pourtant sous cette écorce virile.
— A plus de quatre-vingts pulsations : tu devrais le ménager. »
Fred sortit une cigarette blonde de la poche de sa veste, la planta entre ses lèvres et en plongea l’extrémité dans la flamme d’un briquet.
« Bah, qu’est-ce que je laisserai derrière moi ? soupira-t-il en exhalant une interminable guirlande de fumée. Quelques articles dont tout le monde se contrefout, un deux pièces délabré dans le douzième, une collection de vinyles de jazz, une foule d’admiratrices éplorées, des organes irrécupérables... Pas de quoi m’élever une statue. Je ne suis pas Samuel Sidzik. »
Ils épuisèrent ainsi le reste de la nuit, devisant de tout et de n’importe quoi. Mark buvait thé sur thé, Fred grillait cigarette sur cigarette tout en vidant consciencieusement la bouteille de whisky. A aucun moment ils ne firent allusion à
Joanna, l’un retranché dans une impassibilité hiératique, l’autre chassant son inquiétude à coups de gesticulations forcenées et de saillies assassines.
L’eau et le feu.
Fred ne l’aurait jamais avoué, même sous la torture, mais le côté ténébreux et insaisissable de Mark le fascinait. Il enviait sa sveltesse d’adolescent, l’élégance fluide de ses gestes, le mystère de son visage où, sous les caractéristiques asiatiques dominantes – yeux légèrement bridés, cheveux noirs et lisses, peau cuivrée – se devinaient les ascendances juive, hongroise et russe. Il enviait même son passé, cette trame tissée par l’aventure et le malheur en comparaison de laquelle sa propre histoire, provinciale et sans surprise, paraissait bien terne. Âgé de quarante ans, Mark faisait partie de ces hommes sur lesquels ni le temps ni les soucis ne semblent avoir de prise. Fred, lui, ne comptait plus les blessures infligées par les années, les rides, les dépôts adipeux, les caries, les douleurs musculaires et osseuses, l’essoufflement, l’hypertension, les extra-systoles. Il avait parfois l’impression d’être un vieillard prématuré. Abus d’alcool, de café, de cigarettes, insomnies, bouclages en catastrophe, décalages horaires... Il s’agitait comme un forcené pour, au bout du compte, s’échouer comme un naufragé solitaire dans son petit appartement foutoir du faubourg Saint-Antoine. Putain de vie.
La sonnerie du téléphone le surprit assoupi sur le fauteuil chippendale. Le petit jour déversait sa grisaille par la baie parsemée de gouttes sinueuses et sales. Il eut à peine le temps de soulever une paupière que Mark, le peignoir à moitié enfilé, était déjà sorti de la chambre pour attraper le combiné. Merde, se dit Fred, vaseux, on lui voit les abdominaux, je devrais acheter un de ces foutus appareils qui...
Une voix féminine à l’autre bout du fil, bien plus jeune que celle de Joanna.
« Suis-je bien chez monsieur Mark Sidzik ? » répéta la correspondante.
Elle s’exprimait dans un français appliqué et chantant.
« Je suis Mark Sidzik.
— Je vous appelle... euh... de la part de Jean Hébert.
— Jean Hébert ? Vous parlez du biologiste, l’ancien ami de mon grand-père ? »
En entendant ces mots, Fred redevint un journaliste, un chien de chasse. Bondissant sur le téléphone, il pressa la touche du haut-parleur et augmenta le volume. Pendant quelques secondes, le souffle oppressé de la correspondante parut emplir toute la pièce.
« Le professeur Hébert veut vous rencontrer de toute urgence, reprit-elle.
— Je croyais qu’il était en Inde...
— Je vous appelle d’Inde. De Bangalore, plus précisément.
— Qui êtes-vous ?
— Indrani Satyanand, l’une des assistantes du professeur Hébert. Il souhaite vous voir à Bangalore le plus tôt possible.
— Le téléphone ne suffit pas ?
— Il doit vous remettre quelque chose en main propre. »
Mark lança un regard perplexe à Fred.
« Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? »
Une vague grésillante submergea la voix de la correspondante.
« ... pas possible de vous l’expliquer par téléphone, monsieur Sidzik.
— Pourquoi Hébert ne m’a-t-il pas lui-même contacté ? »
Nouvelle hésitation à l’autre bout du fil. La respiration de la correspondante siffla dans l’amplificateur, haletante. Un souffle d’animal traqué.
« Il s’est réfugié chez des amis. Je vous appelle d’une cabine publique.
— Pourquoi réfugié ?
— Il vous le dira lui-même.
— Quand ?
— Le plus tôt possible. »
D’un geste péremptoire de la main, Fred pressa Mark de poser d’autres questions.
« Une petite minute. Je dois savoir...
— Un vol d’Indian Airlines part de Roissy dans quatre heures à destination de Bombay. Il reste encore des places. De là, vous pourrez prendre une correspondance immédiate pour Bangalore.
— Je ne peux pas me libérer comme ça, figurez-vous ! J’ai un tas de choses à...
— Un chauffeur de taxi vous attendra à l’aéroport de Bangalore. Il a votre signalement. Le professeur Hébert vous attend, monsieur Sidzik. L’enjeu est grave. Très grave.
— Attendez ! La conne ! Elle a raccroché... »
Les deux hommes restèrent immobiles jusqu’à ce que Fred allume une cigarette. Les rayons du soleil matinal se faufilaient entre les nuages déchirés et déversaient leur or pâle sur le parquet blond du séjour, seul luxe de l’appartement de Mark. La tour s’éveillait, résonnait de ses cris et de ses bruits familiers, contrepoints allègres et discordants du bourdon grave de Paris.
Mark resserra d’un geste sec la ceinture de son peignoir.
« Qu’est-ce que tu en penses ? »
Fred tira sans conviction sur sa cigarette avant de l’écraser dans le cendrier avec une moue de dégoût.
« Vraiment dégueulasses, les clopes avant le petit déj... Hébert passe pour un farfelu dans le milieu de la biogénétique. Mais il est brillant, et il faut parfois être un peu barge pour faire bouger les choses.
— Donc, tu me conseilles d’y aller ? »
Fred haussa les épaules : il lui fallait d’urgence une bonne dose de caféine et de nicotine pour s’orienter dans le labyrinthe de ses pensées.
« Mais je ne peux pas y aller si je ne sais pas où est passée Joanna », ajouta Mark.
Il fixa Fred d’un air soupçonneux.
« Telle que je la connais, elle s’est forcément confiée à quelqu’un...
— Eh, me regarde pas comme ça ! protesta mollement Fred. J’étais à Boston.
— Elle est partie bien avant que tu n’ailles à Boston. »
L’accusé Cailloux se redressa, rajusta sa veste, sa chemise, se peigna avec les doigts, fit quelques pas en direction de la baie vitrée et s’absorba dans la contemplation de la mosaïque gris et bleu du ciel. Sept heures à Paris, minuit à Boston, il commençait à ressentir les effets du décalage horaire.
« Bon, d’accord, elle m’a touché deux mots d’une petite virée en Asie », concéda-t-il d’une voix à peine audible. Il sentit sur sa nuque la brûlure du regard de Mark. « Elle m’a fait jurer sur ta tête de ne pas t’en parler.
— Elle a plus de quatre-vingts ans, merde !
— Qu’est-ce que tu voulais que je fasse ? J’étais coincé entre le marteau et l’enclume. Quand vous vous y mettez, vous les Sidzik...
— Qu’est-ce qu’elle t’a dit exactement ? coupa Mark.
— Juste qu’elle partait pour quelques jours en Orient et qu’elle espérait être rentrée avant ton retour. Tu me connais : j’ai essayé de la cuisiner, mais elle m’a envoyé gentiment balader. Au cas où tu ne le saurais pas, elle est quatre ou cinq fois majeure...
— Elle n’est pas rentrée, Fred... »
Fred se retourna. Il y avait tant de détresse dans le regard de Mark qu’une bouffée de remords l’envahit. Mark s’était toujours efforcé de bannir le hasard du champ de son existence. Une obsession chez lui, y compris dans sa manière de jouer au poker, où il remplaçait les notions aléatoires de chance ou de jeu par les données statistiques et les calculs de probabilités. Une obsession qui puisait sa source dans un passé douloureux : trop de morts suspectes avaient jalonné l’histoire de sa famille. Son grand-père, d’abord, assassiné en 1945 – l’enquête officielle avait conclu à un suicide –, puis ses parents, tués dans un curieux accident de voiture alors qu’il venait d’atteindre ses six ans. La disparition de sa grand-mère, sa seule référence affective durant son enfance, survenait comme un nouvel aléa de la malédiction qui semblait s’acharner sur les Sidzik.
« Je vais faire du thé, fit-il d’une voix rageuse.
— Café pour moi, si ça ne te dérange pas... »
Tandis que Mark se dirigeait vers la cuisine, Fred consulta machinalement l’écran de son téléphone portable. Trois messages encombraient la boîte vocale. Le premier émanait d’un collègue journaliste perdu dans le bush australien ; le deuxième de Florence, son ex-maîtresse qui l’avait plaqué dix ans plus tôt mais qui venait régulièrement le relancer entre un grand amour défunt et un grand amour à naître ; le troisième de... Joanna.
Il rejoignit Mark dans la cuisine et lui tendit son portable sous le nez.
« Écoute ça. »
Mark se pétrifia, comme s’il craignait que le moindre de ses mouvements ne souffle la voix fragile qui s’élevait du minuscule haut-parleur. « Fred, dites à Mark de ne pas s’inquiéter pour moi. Je vais très bien, je m’amuse comme une folle. Je rentrerai bientôt. Je vous embrasse tous les deux. »
Mark resta pendant quelques secondes immobile avant de rincer la théière.
« Elle aurait pu appeler chez moi !
— Tu l’aurais engueulée. Elle n’avait pas envie de se gâcher le plaisir. Le café, serré s’il te plaît.
— En attendant, réserve-moi un billet sur Indian Airlines.
— Les bureaux sont fermés à cette heure-ci...
— Essaie !
— Qui paie ?
— Prends ma carte bancaire dans la poche de mon manteau. »
Fred fit sa réapparition vingt minutes plus tard dans la cuisine aux meubles neutres et fonctionnels. Il s’attabla, se versa une première tasse de café, l’avala d’un trait, s’en versa une deuxième, se coupa une tranche de pain complet – « J’aurais préféré une baguette bien fraîche ! » –, y étala du beurre de sésame et de la confiture – « T’as jamais entendu parler du bon vieux beurre demi-sel ? ».
Mark le regarda se goinfrer en silence.
« J’ai eu le comptoir d’Indian Airlines à Roissy, dit Fred, la bouche encore pleine.
— Alors ?
— Il reste des places dans le prochain vol. Pas besoin de visas. On a deux heures pour aller à Roissy.
— On ?
— Je viens avec toi.
— Et ton journal ? Ton papier sur les neurosciences ?
— Je trouverai bien un PC et un modem à Bangalore. Tu connais la meilleure ? J’ai appelé cet enfoiré de Gozic, le rédac-chef de Sciences en Tête. Je lui ai dit que j’étais sur un coup fumant en Inde. Et que j’étais accompagné par un spécialiste. Gozic est radin, mais il a toujours la trouille d’être devancé par les concurrents. Résultat : nos frais sont entièrement couverts par son canard. Pas mal, hein ?
— Quel coup fumant ?
— L’assistante d’Hébert a parlé d’un enjeu très grave. Ça sent bon le scoop. Et si ça foire, je trouverai bien quelque chose à raconter sur le thème « l’Inde, géant du XXIe siècle, archaïsme et modernité, saddhus et bombe atomique, Védas et informatique moléculaire, etc. ». Gozic fera la gueule, de toute façon. Et toi, tu préviens Salinger ?
— Je le ferai de là-bas, répondit Mark. De toute façon, il sait bien que si je m’absente, c’est que j’ai de bonnes raisons. »
Il consulta la pendule murale de la cuisine.
« Au fait, te crois pas obligé de m’accompagner...
— S’emmerder ici ou à Bangalore. Et puis, la voix de cette nana, Indrani, elle m’émoustille...
— Tu veux passer à ton appartement avant de partir ?
— Pas la peine, j’achèterai tout sur place. »
Une heure plus tard, douchés, rasés, ils s’engouffraient dans l’ascenseur après avoir commandé un taxi. Au rez-de-chaussée, ils croisèrent Lahn, la fille des gardiens de l’immeuble. Mark remonta le col de son manteau et traversa le sinistre hall au pas de course, mais la petite Chinoise, aussi vive qu’une chatte, réussit à le rattraper.
«J’allais monter chez toi, dit-elle en fixant son sac de voyage.
— Pas le temps, grommela Mark. Un avion à prendre. »
Elle chercha de l’aide dans le regard de Fred, qui lui adressa son sourire le plus niais. Elle était particulièrement jolie dans son ample imperméable noué à la hâte et sous lequel elle ne portait visiblement pas grand-chose. La pâleur de son visage, rehaussée d’un rose délicat, tranchait délicieusement sur le noir profond de ses yeux et de ses cheveux.
«Je voulais... euh... t’avertir que les travaux dans la tour recommenceront demain après-midi.
— Merci de me prévenir, je ne sais pas lire, marmonna Mark en désignant l’avis de travaux affiché sur un mur.
— Excuse-moi, souffla-t-elle. Bon voyage. »
Elle se mordit les lèvres, se détourna avec brusquerie et fila comme une voleuse en direction de la loge.
Ils sortirent dans l’avenue d’Ivry pour y attendre le taxi. Un vent humide charriait les nuages bas et lourds entre les toits, jouait dans les parapluies et les vêtements des piétons, dispersait les odeurs familières du quartier chinois.
« Elle est vraiment raide dingue de toi, murmura Fred.
— Ce n’est qu’une gamine.
— Elle est majeure. Je serais à ta place...
— Tu n’es pas et tu ne seras jamais à ma place. »
Le ton glacial de Mark dissuada Fred de s’appesantir sur le sujet.